Une élection à « qui gagne perd »

L’élection du maire d’Albon, au sortir des élections municipales de mai 1904, fut une sorte de coup de Trafalgar : en effet, contre toute logique, Joseph Collet, le maire sortant, dont la liste radicale-socialiste avait été élue sans opposition à Saint-Romain – alors qu’une autre liste radicale-socialiste conduite par l’adjoint sortant Adrien Girard avait également été élue sans opposition à Saint-Martin -, se retrouva évincé de son mandat de maire, en n’ayant obtenu que quatre voix au troisième tour de l’élection, tandis que six suffrages se portaient sur son colistier Gaspard Bonneton ! Un vrai jeu de « qui gagne perd » que cette élection de 1904, du moins pour qui ignorait l’actualité albonnaise de l’époque…

 

Afin de percer l’énigme, il y a lieu d’opérer un flash-back - comme on ne disait pas encore - sur les élections municipales précédentes, celles de 1900, où, à la veille de la désignation du maire, les élus radicaux majoritaires de Saint-Romain et de Saint-Martin s’étaient rencontrés pour se mettre d’accord sur leur future municipalité : ceux de Saint-Martin y avaient accepté que leur tête de liste, le maire sortant Adrien Girard, laisserait la place (en prenant celle d’adjoint) au nouveau conseiller de Saint-Romain Joseph Collet, arrivé en tête au premier tour des municipales. Avec une compensation pas minime à la clé : l’appui des élus de Saint-Romain au projet de séparation et d’érection de Saint-Martin en commune distincte. L’affaire, conclue, entra aussitôt dans sa phase active : le dimanche 20 mai, Joseph Collet fut élu maire d’Albon, en obtenant, au premier tour de scrutin, les 13 voix des radicaux et radicaux-socialistes de Saint-Romain et Saint-Martin confondus. Et, moins de deux semaines plus tard, le 1er juin, Adrien Girard – qui avait été élu adjoint par le même score – adressa au préfet une pétition portant les signatures de plus de 150 électeurs de Saint-Martin qui demandaient l’érection de leur section en commune. Suite à quoi, le conseil municipal d’Albon, interrogé - comme il se devait - par le préfet, délibéra, le 1er juillet suivant, en donnant « l’avis le plus favorable » à une démarche d’émancipation communale de Saint-Martin qu’il jugeait « justifiée », et en désignant une commission pour étudier les futures limites des nouvelles communes devant résulter de la séparation.

 

Et c’est là que tout se compliqua…Sans trop entrer dans les détails d’un feuilleton qui allait pourrir les relations entre les conseillers des deux sections sur quasiment tout le mandat, il y a lieu de noter que l’affaire s’envenima rapidement au sujet de ces limites, dont un « os » de taille émergea dès l’été 1900 : où faire passer la séparation en rive gauche du Bancel, avec, comme question subsidiaire, dans lequel des deux nouveaux territoires communaux faire basculer Saint-Philibert ? L’enquête de commodo et incommodo, qui eut lieu en janvier 1901, ne réussit qu’à aviver les tensions, d’autant plus que le commissaire enquêteur, le maire de Saint-Uze Louis Michon, y prit ouvertement partie pour les propositions de Saint-Martin. Comme c’est généralement le cas dans ce genre de situation, les mots doux allaient bientôt fleurir, le conseil municipal d’Albon (à majorité de Saint-Romain) s’en prenant à la « mauvaise foi » et aux « odieuses manœuvres » des habitants de Saint-Martin, et ces derniers ripostant, par la voix de leur commission syndicale (créée par la procédure réglementaire), en condamnant le « sans-gêne » et les « procédés » déloyaux du maire d’Albon, qui s’était raidi sur des positions intransigeantes en première ligne de la bagarre, en ayant un peu trop tendance à faire traîner la transmission des documents et les décisions que réclamait le traitement administratif du dossier. Bref, le conflit s’enlisa dans un affrontement irréductible centré sur la question conflictuelle de la ligne de « démarcation » entre les deux futures communes, sur laquelle étaient tombés d’accord commission de Saint-Martin, commissaire enquêteur, Conseil d’arrondissement et Conseil général, mais pas le conseil municipal d’Albon, qui, dominé par sa majorité de Saint-Romain, plaida jusqu’au bout pour qu’on en réétudiât le tracé. De guerre lasse, le préfet, Emmanuel Lombard, adressa au ministère, le 19 septembre 1902, un dossier de demande d’érection de Saint-Martin en commune séparée qui n’avait toujours pas été apuré de la querelle.

 

La sentence ministérielle tomba, le 14 mai 1903 : elle s’appuyait sur un avis du Conseil d’État qui n’estimait pas utile « d’adopter [un] projet de loi » érigeant Saint-Martin en commune, car l’opération alourdirait « les charges des contribuables », d’autant que les « griefs » des habitants de la section ne lui paraissaient pas « établis » et que, de plus, l’on ne s’était pas mis « d’accord sur la délimitation proposée ». En fonction de quoi, le président du Conseil (et ministre de l’Intérieur), Emile Combes, signifia au préfet Lombard sa décision de ne pas « donner suite à cette affaire ». Pour les habitants de Saint-Martin, c’était la douche froide, comme, en leur nom, s’en ouvrirent, le 10 juillet suivant, dans un courrier au préfet, les membres de la commission syndicale et les conseillers municipaux de la section, exhalant leur rancœur contre, à la fois, la troupe des conseillers de Saint-Romain, qui s’était « déjugée », et le maire Collet, qui avait « outrepassé ses droits » et multiplié les « termes violents » à leur encontre. On était à dix mois, à peine, des élections municipales de 1904, au sortir desquelles Joseph Collet verra sa réélection de maire s’envoler à cause de six voix… Qui purent bien provenir, l’une, de son vainqueur, et les cinq autres des cinq conseillers de Saint-Martin lui rendant la monnaie de sa pièce. Mais il ne s’agit là que d’une hypothèse, le vote étant – comme on le sait – secret !

 

 

Freddy Martin-Rosse